La première « dernière prise » était vraiment la dernière

Tout technicien dont ce n’est pas le premier barbecue est familier du rythme propre au tournage d’un plan de film d’auteur français classique : après quelques répétitions tournées, lorsqu’on commence à voir émerger les contours de ce que devrait être le plan si l’on avait bénéficié d’une mise en place, le réalisateur commence à demander une « dernière » prise pour obtenir ce qu’il veut. Après une moyenne de six dernières prises, on passe au plan suivant. La musique, connue et généralement respectée, s’est progressivement intégrée à l’horloge interne de tout technicien digne de ce nom.
Le choc a donc été difficile à avaler pour l’équipe technique d’un premier film d’auteur, au modeste budget adapté à la démesure des ambitions. Après quelques jours conformes aux attentes désabusées de techniciens chevronnés, la réalisatrice a bousculé les habitudes en ne faisant qu’une seule dernière prise. Dès la prise terminée, la réalisatrice est passée à la séquence suivante, laissant derrière elle une équipe technique plus déboussolée qu’une fourmilière après le passage d’un poids lourd en surcharge.
« Il faut dépoussiérer le cinéma français », nous explique cette jeune metteuse en scène prometteuse. « Les répétitions tournées, l’absence de mise en place, tous ces procédés sont bourgeois, confortables, ils ne vont pas du tout assez loin. Il y a une nouvelle voie à trouver et je suis sur le bon chemin », assène-t-elle, confiante.
Cette méthode, assumée et revendiquée, a en tout cas semé le chaos : mise en place du décor suivant, installation lumière, costumes et raccords, rien n’était anticipé car tout arrivait beaucoup trop tôt. Le délégué du personnel, élu par l’équipe suite à l’incident, s’explique : « un plateau suit une alchimie assez fine, c’est comme une voiture de course : le rodage est essentiel et les changements de régime ne font pas de bien ». Cette métaphore, quoi qu’élégante, semble avoir du mal à justifier l’absence de la comédienne qui jouait dans la séquence suivante, et le délégué le reconnaît à mi-voix : « on avait clairement intégré dans nos convocations la demi-heure supplémentaire que représentaient ces sept à huit dernières prises. Il n’est pas impossible que certains départements aient été bousculés par un tel changement. »
Beaucoup de conséquences morales et psychologiques ont été recensées par la médecine du travail dépêchée en urgence : stress post-traumatiques, poussées de râleries, irritations ponctuelles, qui ont parfois dégénéré en traumatismes physiques mineurs. Ainsi, cette coiffeuse arrêtée huit jours pour une tendinite du poignet après avoir dû coiffer la comédienne en dix minutes au lieu des quarante habituelles.
Mais au-delà de ces conséquences humaines, déplorables mais négligeables à l’échelle d’un film, le relativisme était de mise quelques jours après l’incident : « de toute façon, on ne peut jamais rien anticiper puisqu’on découpe le film au fur et à mesure. Est-ce qu’on a vraiment pris plus de retard que d’habitude ce jour-là ? J’en doute sincèrement », conclut Jonathan, assistant réalisateur du film, faisant preuve au passage d’un joli lâcher prise, garant d’une belle espérance de vie dans un milieu fait d’ulcères et de désillusions.